Un peu d’éthique en politique, est-ce trop demander ?
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Une tribune d’Esther Benbassa parue dans Libération le 25 août 2010

Le débat sur l’identité nationale avait ouvert le bal. Et ces dernières semaines, les raisons de s’alarmer ne font que s’accumuler : déclarations stigmatisantes sur les «gens du voyage», menaces de dénaturalisation des délinquants d’origine étrangère qui auraient mis en danger la vie d’un représentant des forces de l’ordre, ou, au-delà, qui pratiqueraient la polygamie ou l’excision, chasse aux Roms…

Il est évident que la France connaît des problèmes de sécurité, qui ne datent pas d’aujourd’hui. Le comportement actuel de nos dirigeants n’y apporte pourtant pas de vraie réponse, et encore moins de solution. Leur opportunisme et leur électoralisme les rendent peu crédibles. Ils n’en influent pas moins sur le regard que portent les Français sur ceux qu’ils considèrent désormais comme des citoyens ou des habitants de seconde zone, immigrés, descendants d’immigrés ou gens du voyage.

Les soupçons qui pèsent sur les immigrés et les Français «d’origine étrangère» et les discriminations qui les visent ne sont pas chose nouvelle. La persécution des «Tsiganes» non plus. On en parle moins. Considérés encore comme des marginaux, malgré la législation européenne relative au droit de circuler et de choisir librement son lieu de résidence, les «gens du voyage» français demeurent confrontés à des entraves qui les empêchent de jouir des droits d’une pleine égalité civile.

La rhétorique xénophobe qui se déchaîne aujourd’hui écorne certes l’image de la France à l’étranger. Nos dirigeants n’en ont cure. Même le caractère inapplicable, juridiquement, des menaces proférées leur importe peu. L’essentiel étant d’endormir les Français en cultivant chez eux ces peurs sécuritaires, réelles ou imaginaires. Ainsi l’Etat – surtout son chef – peut-il se présenter comme leur père protecteur.

Mais là aussi, il y a deux catégories de Français. Ceux qui craignent les mesures xénophobes annoncées. Et ceux qui redoutent cette insécurité et celui que l’on s’ingénie à leur présenter comme son premier responsable : l’Autre. Le coupable ainsi désigné, nul besoin de résorber vraiment et concrètement l’insécurité dont on parle. L’essentiel étant que la peur se diffuse.

Notre ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, a clairement fait la distinction entre ces deux France. Dans l’entretien qu’il a accordé au Monde, le 21 août, il a opposé le milieu «politico-médiatique» parisien et la réalité de la société française et ironisé sur «certaines voix de la gauche milliardaire», faisant allusion à une tribune de Bernard-Henri Lévy, parue le 5 août dans le même journal, dénonçant les déclarations du chef de l’Etat.

Tous les intellectuels, que je sache, ne sont pas des milliardaires. Je doute fort, par ailleurs, qu’aux yeux d’un homme de droite, la richesse soit un handicap pour qui cherche à penser juste. Les médias aussi, soit dit en passant, sont dans le viseur de Brice Hortefeux. Ceux du moins qui ne s’alignent pas spontanément sur les positions de ses amis. Intellectuels, médias, «tous pourris». On connaît la suite.

L’attaque, en l’occurrence, relève du pur populisme, celui qui divise, caresse les aigris dans le sens du poil et divertit des vraies causes du mal. Il y aurait ainsi, d’un côté, les intellectuels et leurs médias, de l’autre, la vraie France, «aux exigences et attentes» de laquelle répondrait le président de la République. Ceux qui s’élèvent contre les dérives xénophobes du pays, non seulement appartiendraient à la gauche dans sa version «caviar», mais seraient situés à part des vrais Français, ne comprenant pas grand-chose à la vie, à la vraie vie des couches laborieuses. En fin de compte, Brice Hortefeux les place dans le même – mauvais – camp que ceux que ses récentes déclarations marginalisent.

Voilà bien dessinés les contours de deux France. Des contours qui, dans la réalité, sont évidemment bien plus flous. Beaucoup d’«authentiques» Français réprouvent ces dérives, sans avoir toujours la possibilité de s’exprimer. Les autres, eux, attendent des actes plutôt que de vaines paroles.

Ce populisme n’est pas sans danger. Certes, les intellectuels se sont souvent trompés. Certes, leur parole n’a pas un grand impact face au battage des politiques. Et pourtant ces voix sont précieuses, parce qu’elles incitent à porter un regard critique sur la politique, lui apportent un peu d’humanité, et peut-être de cette éthique qui lui manque tant, en France, ces derniers temps. Elles nourrissent, à leur façon, l’esprit démocratique, contre cette espèce de nouvel Ancien Régime que nous subissons.

Le Prince nomme ceux qui peuvent le servir et destitue ou fait destituer ceux qui osent l’irriter. Son pouvoir sans limites servira progressivement de modèle à tous les niveaux de nos institutions. L’autoritarisme qu’on observe déjà ici et là en est la preuve. Demain, musellera-t-on également les intellectuels ? La chose pourra se faire insidieusement lorsque, sur les lieux où se déploient leurs activités, sévira la pression d’un devoir de censure intériorisé, entretenu par cette peur qui s’étend et la lâcheté qui (parfois) l’accompagne.

Nous n’en sommes peut-être pas encore là. Reste que les affaires de corruption aidant (certes pas une spécialité de droite), les Français sont déstabilisés et perdent confiance en ceux qui les gouvernent. Quand beaucoup, pour des motifs variés, sont saisis par l’inquiétude, et que la paralysie en menace plus d’un, les menues voix critiques, même si elles se raréfient, sont plus que jamais nécessaires. Ne serait-ce que pour aider la gauche à redevenir enfin ce que les Français en attendent, prometteuse et audacieuse, capable de résister elle-même aux sirènes du tout sécuritaire. Et, qui sait, pour faire entendre raison à nos dirigeants égarés.

Dernier ouvrage paru : «Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations» (Larousse, 2010).