Interview croisée dans Libération autour de « Nouvelles relégations territoriales » (11 avril 2017)
Partager

LibéRelégations«Les gens ne votent pas seulement en fonction de leur lieu de vie mais aussi de leur condition sociale»

Par Sonya Faure et Catherine Calvet

«Apartheid social», «France périphérique», «ghetto»… Médias et les politiques réduisent souvent les territoires en catégories simplistes. Pour la sénatrice écologiste Esther Benbassa et l’historien Jean-Christophe Attias, la géographie ne doit pas faire oublier des fractures plus profondes.

A chaque campagne électorale, la «fracture territoriale» fait son retour, elle oppose les «bobos» des centres-villes aux «petits Blancs» des périphéries ou les ruraux «oubliés» aux «relégués» des quartiers. Pourtant, selon la sénatrice Europe Ecologie-les Verts (EE-LV) Esther Benbassa et l’historien Jean-Christophe Attias, cette géographisation hâtive des débats ne fait qu’opposer les citoyens les uns aux autres. Le livre qu’ils coordonnent, Nouvelles Relégations territoriales (CNRS Editions), où interviennent 14 chercheurs, montre qu’aucun territoire n’est homogène. Et que la géographie ne doit pas faire oublier des fractures profondes et plus anciennes – économiques ou sociales.

Le livre que vous coordonnez pointe «l’hypergéographisation» du débat politique. Qu’est-ce que ça signifie ?

Esther Benbassa : «Ghetto», «apartheid territorial», comme le disait Manuel Valls en 2015, «ségrégation», France du «centre» ou des métropoles contre «France périphérique», comme l’écrit le géographe Christophe Guilluy. Bien souvent, dans le débat public, le territoire est dépeint de manière binaire et statique. Une géographisation confuse et très simpliste faite pour faciliter la vie des politiques ! On découpe le pays en zones qu’on présume homogènes, et on ajuste les mesures en fonction d’idées qu’on se fait de ces territoires : on met de l’argent à tel endroit, mais pas à tel autre. En réalité, villes, banlieues, zones périphériques ou rurales aucun de ces territoires n’est homogène ni figé, ils sont interdépendants, et les gens circulent de l’un à l’autre pour vivre, travailler. Le périurbain est un territoire lui aussi divers, transitoire et évolutif. Comme le rappelle Martine Berger dans le livre, il existe un tissu périurbain modeste, dans la continuité des banlieues ouvrières, mais aussi un périurbain de cadres où on va chercher du vert quand on a des enfants en bas âge, acheter une maison plus grande parce qu’il y a un bassin d’emploi à proximité…

La «fracture» territoriale est particulièrement à la mode depuis une dizaine d’années…

Jean-Christophe Attias : Ce concept ne signifie pourtant rien. Il donne l’idée de deux mondes irréconciliables, alors qu’il y en a une multiplicité qui se côtoie, ou pas. Tout se passe comme si on rejouait le vieux clivage ville-campagne, «à la fois angoissant et rassurant», comme l’écrit le géographe Daniel Behar dans notre livre, dans de nouvelles catégories : centre-périphérie, Paris-banlieue dans lesquelles la métropole serait forcément plus dynamique et intégratrice… Or, elle ne l’est pas plus qu’un autre territoire. Cette fracture territoriale est parfois une façon de faire oublier certaines fractures profondes et plus anciennes et qui ne se referment pas : économiques, sociales, culturelles. Cette géographisation-là trahit plutôt une dépolitisation du débat.

Votre livre démontre que ce sont surtout les représentations qui homogénéisent les territoires : le regard de ceux qui n’y habitent pas…

E. B. : Les zones périphériques sont stigmatisées et cela ne date pas d’hier – c’est sans doute dû à la tradition centralisatrice de la France. Les faubourgs de Belleville, des Batignolles ou de Montrouge étaient aux yeux du baron Haussmann des espaces parasites et leurs habitants des «gueux». La banlieue est aujourd’hui encore pestiférée. Elle reste encore «une pathologie à guérir», comme le dit la sociologue Stéphanie Vermeersch dans le livre. C’est «la France moche», comme le titrait Télérama en 2010. Quant au périurbain, il est souvent mal vu par les écologistes car ses habitants utilisent beaucoup la voiture pour leurs déplacements.

Pour ne rien arranger, le périurbain serait aussi un vivier du vote Front national…

J.-C. A.: Des géographes ont en effet vu dans le périurbain un terreau favorable au vote du FN – l’habitat en maison individuelle, l’enclavement ou la paupérisation des ménages y habitant expliqueraient ce choix. En réalité, les gens ne votent pas seulement en fonction du lieu où ils habitent, mais aussi en fonction de leur condition sociale. Les périphéries des grandes villes accueillent beaucoup d’ouvriers et d’employés chez qui le FN trouve un écho. Mais ce n’est pas parce que vous êtes loin du centre-ville que vous êtes «relégué» (et il y a d’ailleurs en France des centres-villes déshérités). Dans le livre, Eric Charmes donne ainsi l’exemple des habitants de Châteaufort, une commune cossue et très bien située des Yvelines, qui votent majoritairement pour le centre droit et n’ont donné que 6,83 % de leurs suffrages à Marine Le Pen en 2012. D’autres communes environnantes et plus populaires votent souvent à gauche, mais les abstentionnistes y sont majoritaires. Le vote FN est davantage corrélé à l’éloignement par rapport à la grande ville et au bassin d’emploi : les frais de transport, de garde d’enfants et l’endettement dû à l’accès à la propriété pèsent lourd. Pour comprendre finement les choses, il convient de travailler sur de petites échelles, faire du sur-mesure… c’est beaucoup plus compliqué que de raisonner sur de grandes catégories qui amalgament des réalités très différentes.

Stigmatiser les périurbains serait même dangereux ?

E. B. : Comme l’écrit le géographe Daniel Behar, en agrégeant dans une même catégorie tous les habitants de ces territoires qui seraient «oubliés», on risque de créer une prophétie autoréalisatrice : on fabrique un sentiment victimaire commun qui peut faire le lit du FN. On pousse les gens à se reconnaître dans une mouvance politique censée les représenter. Un autre de nos contributeurs, Hervé Marchal, a dressé une nouvelle typologie des figures urbaines de notre société – de l’hyper-urbain (une élite très mobile) à l’extro-urbain (gens du voyage, Roms, SDF…). Parmi elles, les «intro-urbains», appartenant souvent à la classe moyenne, mobiles au quotidien pour concilier la vie familiale et professionnelle, ni très riches ni très pauvres, mais marqués par la peur du déclassement. Ce sont souvent eux les hommes ou les femmes de l’anxiété.

Dans cette campagne présidentielle, l’extrême droite s’adresse aussi aux ruraux («On vous a oubliés»), comme si la relégation territoriale la plus importante concernait en fait les zones rurales délaissées. Après la mode du périurbain, celle de l’hyper-ruralité ?

J.-C. A. : Il est vrai que les services publics des zones rurales y ont souvent disparu. Mais le discours de l’extrême droite oppose les ruraux et les habitants de banlieue – ces derniers auraient bénéficié de toutes les dotations que n’ont pas eues les ruraux. Alors que ces territoires partagent parfois les mêmes problèmes ! Là encore on réactive la vieille opposition villes – campagnes.

Quelles seraient les pistes pour lutter avec efficacité contre la relégation territoriale ?

E. B. : Le grand problème de la politique de la ville, c’est que les décisions tombent toujours d’en haut. A force de ne pas écouter les populations ou les associations locales, le décalage entre l’offre politique et la demande sociale grandit. Les habitants de ces zones labellisées «zones sensibles» se sentent stigmatisés. Ils ne sont pas pris en considération alors qu’ils ont souvent des propositions à faire. Des pistes se dessinent avec les expérimentations de «villes intelligentes». Diverses initiatives sont susceptibles de se révéler positives : investissement entrepreneurial, police de proximité, antennes de grandes écoles en banlieue, bibliothèques ambulantes, cinéma de quartier, espaces de loisirs, clubs de sport, etc. Nombre de micro-actions qui s’adaptent à un contexte changeant ne représentent pas forcément un énorme coût financier. Le vote des étrangers, surreprésentés dans certains quartiers, aurait sans doute pu faire entendre la voix d’habitants souvent oubliés. Il faut avant tout de l’inventivité, de la créativité et de la proximité pour une politique de la ville efficace. Sinon, le premier parti de France restera celui des abstentionnistes.

Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias Nouvelles Relégations territoriales CNRS Editions, 200 pp., 22 €.

Retrouver cet article sur le site de Libération.